Le Tour de la face cachée du Monde
Les lectures d’été ne sont pas une
sinécure ! Etrange paradoxe que de s’attaquer aux plus lourds ouvrages de
l’année, sur le fond comme sur la forme, au moment même où l’on aspire à la
légèreté et à l’insouciance ! « Mon
tour du Monde » d’Eric Fottorino, impose ses 540 pages comme un
candidat sérieux pour plomber l’insoutenable légèreté estivale, mais surtout et
avant tout, l’ambiance douce-amère du petit monde journalistique. A l’instar de
la Morelle douce-amère, de la famille des Solanacées, ses fruits se révèlent
relativement toxiques pour Le Monde et la pratique journalistique en général.
Eric Fottorino, qui
fut le directeur dont l’histoire retiendra qu’il céda Le Monde au trio Matthieu
Pigasse, fondé de pouvoir de la Banque Lazard, Xavier Niel, Businessman ayant
fait fortune dans Internet, et Yves Bergé, ancien compagnon fortuné d'Yves
Saint-Laurent, y décrit avec une plume alerte, ses 30 ans de carrière au
Monde : 30 ans de passion, d’amour et de de désillusions.
Il y relate avec une plume qui ne manque ni d’élégance
ni de caractère, mais aussi avec un peu de dépit et de révolte contenue, la
lente mais inéluctable déchéance d’un journal de référence, livré aux appétits
politiques et financiers.
Le témoignage est précis, documenté ; il ouvre
les portes d’un Monde de manœuvres et d’intérêts bien loin des protestations
d’indépendance de la presse vis-à-vis des pouvoirs politiques ou économiques.
Ce n’est certes pas
la charge dévastatrice du livre de Pierre Péan et de Philippe Cohen, « La face cachée du Monde », publié
en 2003 par Mille et Une Nuits, qui emportera le triumvirat Colombani-Plenel-Minc, mais il enfonce le clou, sans brutalité, en un
geste chirurgical d’une efficacité d’autant plus redoutable.
C’est d’abord
l’histoire d’une passion, du parcours d’un journaliste à l’ancienne, témoin de
l’histoire, de l’aventure humaine et des grands bouleversements de la
planète ; l’histoire d’un homme indépendant, dont « l’absence risible de sens politique » lui vaudra
quelques déboires ; l’histoire aussi des errements d’un journal dont il
prendra la direction dans la tourmente pour s’efforcer de le sauver à la fois du
dépôt de bilan et de la dépendance aux puissances d’argent et de pouvoir … une
demi-réussite, et un demi échec …
Cette dernière
partie est de loin la plus intéressante, tant elle éclaire l’intrication des
intérêts politiques économiques et médiatiques.
Certes Eric
Fottorino a d’indéniables talents de portraitiste, et l’on ne boude pas son
plaisir aux formules ciselées qui campent Plenel, Minc, Colombani et bien
d’autres. Ainsi il ne se prive pas de coups de griffes assassins comme le
fameux « On ne devient pas l'ami d'Alain Minc. On est au mieux l'obligé d'un
marionnettiste. », qui restera
dans les annales.
Mais ce livre vaut surtout par les questions
qu’il ouvre ; faute de les poser
clairement, il les suggère et souligne l’urgence de rouvrir le débat de fond,
non pas sur la liberté de la Presse, mais sur son objectivité et son
indépendance.
Une presse contre le pouvoir … tout
contre.
Après « Mon
tour du Monde » de Fottorino, après « La face cachée du Monde » de Péan et Cohen, auxquels on
pourrait ajouter l’ouvrage de Benjamin Dormann, « Ils ont acheté la Presse », celui de Vincent Nouzille « La République du copinage »
ou encore celui de Sophie Coignard et Roman Gubert « L’oligarchie des incapables », On ne fera plus croire
qu’aux Belles âmes que la Presse reste indépendante en dépit de son
actionnariat.
Bien qu’elle s’en défende avec une véhémence
bien maladroite à longueur d’éditoriaux, où la formule a depuis longtemps
remplacé la démonstration, une grande partie de la Presse française est frappée
de « Pathé Marconisme » : la voix de ses maîtres se fait entendre
à bas bruit mais avec efficacité. Les lecteurs qui désertent
inéluctablement les kiosques, ne s’y
trompent plus depuis longtemps mais il semble que le petit monde du journalisme
rechigne à ouvrir les yeux sur le mal profond qui le ronge. Ce n’est que tests
de nouvelles formules, de nouvelles maquettes, baromètres commandés aux
Instituts d’études de marché, audits achetés à prix d’or et manœuvres
byzantines aux directions générales … comme s’il s’agissait d’un problème marketing.
Eric Fottorino ne manque pas d’évoquer les
dérives progressives de la pratique journalistique sous l’aiguillon des évolutions
techniques, mais sous sa plume, elles n’apparaissent que comme un constat où le
fatalisme le dispute à un timide mea culpa … et à une certaine prudence
vis-à-vis de ses pairs.
«Sans
doute n'avions-nous pas conscience que ces moyens très modernes ne favoriseraient
guère les échanges entre nous. Que notre métier serait à jamais modifié par une
technique qui nous servait tout en nous asservissant à ses règles et à ses
codes. En douceur, sans bruit, sans éclats. Le chaud était devenu tiède, puis
froid. Il apparut aussi que l'écriture s'uniformisa peu à peu, d'un service à
l'autre, d'un journal à l'autre, comme si le contenant avait dicté sa forme au
contenu.»
Ce ne sont pourtant pas les écritures qui
s’uniformisent, mais la détestable pratique du copier/ coller des dépêches de
l’AFP qui se généralise, à la virgule près.
Il donne également une définition du journaliste,
juste mais partielle : c'est avant tout un carnet d'adresses, de contacts
privilégiés qu'on peut solliciter à tout moment pour obtenir une information,
un commentaire ou une confirmation ; certes, mais il ne dit rien des
contreparties exigées pour que les sources ne se tarissent pas, qu’il s’agisse
d’une injonction d’un cabinet ministériel ou de la suggestion appuyée d’un
actionnaire : certains articles, dans la forme comme sur le fond frôlent
parfois le billet de commande.
Quand le « journalisme
d’inquisition » remplace le « journalisme d’investigation »
Cette dérive du journalisme, Eric Fottorino en
livre une analyse édifiante, qui valide a posteriori les accusations de Péan et
Cohen.
L’enquête minutieuse qu’Eric Fottorino
conduira sur les réseaux de Charles Pasqua en Afrique et sur leur mobilisation
éventuelle dans le financement de la campagne d’Edouard Balladur, connaîtra des
péripéties dignes d’un bon polar. L’article sera laissé au « Frigo »
plusieurs mois, pour finir par être édulcoré au terme d’une
« relecture » par Edwy Plenel, et manifestement par Daniel Léandri,
surnommé « le Berger », l’homme
de confiance de Charles Pasqua ; l’épisode donne la mesure des relations
privilégiées entretenues entre la rédaction d’un grand journal de référence
comme Le Monde et le pouvoir. Comme le souligne Eric Fottorino, avec une
lucidité teintée d’amertume, « Je
n’avais pas mesuré combien, par mon enquête, j’avais dérangé un ordre des
choses bien compris entre les enquêteurs spécialisés du Monde et le ministre de
l’Intérieur …. L’investigation, oui, mais les investigateurs avaient leurs
sources, qu’ils pouvaient être enclins à ménager ».
Cet épisode sera dénoncé plus tard par Péan et
Cohen dans « La face cachée du
Monde », pour ce qu’il était, une opération de censure qui ne veut pas
dire son nom. Cela vaudra à Eric Fottorino d’être mis sur la touche un moment.
Au-delà de l’anecdote, cet épisode met en
lumière les petits arrangements entre la Presse et le Pouvoir, malgré ses
protestations d’indépendance. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce Tour du
Monde, que de mettre de la chair autour de ce cadavre dans le placard !
De la même manière, Eric Fottorino rend compte
d’une autre dérive du Monde, sous l’ère d’Edwy Plenel, de Jean-Marie Colombani
et d’Alain Minc, qui coûtera au Journal : la perte de confiance durable de
son lectorat. Après avoir écarté les véritables gardiens du temple qu’étaient
Patrick Jarreau, et Alain Frachon, le triumvirat a engagé Le Monde dans une
croisade généralisée, s’arrogeant un rôle de censeur « distribuant les bons et les mauvais points » contre
certaines cibles politiques « désignées » puis, contre les dirigeants
du CAC 40, et Eric Fottorino d’énumérer les attaques répétées contre des cibles
désignées (les « campagnes de presse
hostiles frisant la chasse à l’homme » telles que les dénonçaient en
leur temps Péan et Cohen) : Roland Dumas, Jacques Toubon, Alain Juppé, ou
Dominique Baudis dans l’affaire Alègre, et bien d’autres, et qui se révèleront
infondées ; la stigmatisation systématique des entrepreneurs et des
patrons jusqu’à la caricature … Le Monde mis au service d’une idéologie, et à
bien des égards, transformé en instrument d’intérêts politiques : on est
bien loin de l’éthique et du rôle du journalisme.
En contrepoint, Eric Fottorino délivre sa
conception d’un journalisme éthique, encore convaincu de la hauteur de sa
mission, mais reconnaît ses limites dans un monde d’influence, de manœuvres
florentines et de pression du scoop : « L’absence
de réseaux, le mépris du clientélisme, l’imperméabilité au jeu politique, ce
fut ma force, ce fut aussi ma faiblesse ».
Ce n’est pas le plus mince mérite de cet
ouvrage que de mettre en pleine lumière et d’analyser avec un dépit légitime,
ces dérives de la pratique journalistique.
L’agressivité, l’arrogance, le conformisme,
l’art du copier-coller des dépêches, l’absence de vérification de l’information,
insondable pauvreté de l’analyse, les commentaires « passés en contrebande » de l’information pour complaire
au pouvoir ou hurler avec les loups … autant de pratiques désormais
généralisées dans la presse, connues, condamnées mais pratiquées par tous. Les
chroniques et les éditoriaux ont pris le pas sur le journalisme d’investigation.
Le traitement de la vie politique, des
questions économiques comme celui des affaires relève souvent plus de
l’exercice de style et de l’expression de convictions personnelles arbitraires,
que d’un travail d’enquête fouillé et argumenté.
Dès lors qu’en est-il de l’analyse objective
et contradictoire des faits ? Qu’en est-il du statut de
l’information : on voit poindre derrière ce Tour du Monde, des mots
tabous, jamais prononcés : autocensure, propagande idéologique, conflit
d’intérêt, trafic d’influence, manipulation de l’information, via notamment des agences de communication comme Euro RSCG, Image 7, l'agence d'Anne Méaux ou encore celle de Michel Calzaroni. Voir à ce sujet l'excellent livre "Les gourous de la com" d'Aurore Gorius et Michael Moreau.
A cet égard, les questions de l’indépendance
de la Presse et du métier de journaliste méritent d’être posées pour Le Monde
comme pour Le Figaro, Le Nouvel Observateur, Libération et bien d’autres. Le rôle des agences de communication
« Mon
tour du Monde » signe la fin d’une époque, la fin
d’une utopie, celle de l’indépendance de la Presse. Peut-être le lecteur
sera-t-il nostalgique d’une certaine conception du fonctionnement démocratique
où une Presse indépendante joue un rôle capital ; ce temps semble révolu.
Ce qui est sûr, c’est qu’il est condamné désormais à la plus extrême
circonspection face aux informations qui lui sont délivrées, quel que soit le
sujet et a fortiori, lorsqu’il recouvre des dimensions politiques, économiques
ou médiatiques. Il lui appartient plus que jamais de cultiver sons sens
critique et son indépendance dont il est désormais, en tant que citoyen
l’ultime dépositaire.
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